Chapitre VIII
Cet après-midi-là – c’était le surlendemain de l’expédition au cratère du Kalima – Morane fut étonné d’être appelé d’urgence aux bureaux de la direction de la Compagnie à Bomba. Il se précipita chez Packart et lui montra la convocation, que venait de lui apporter un planton indigène.
— Que peut-on bien me vouloir, à votre avis ? demanda-t-il au savant quand celui-ci eut lu.
Packart haussa les épaules.
— Je n’en sais pas plus que vous, mon vieux. Peut-être sont-ils inquiets pour les installations de l’usine en voyant cette coulée de lave descendre dans la direction du lac…
— Ils ne doivent pas ignorer que nous sommes en train de creuser des fossés et d’élever des murs tout autour des chantiers. Peut-être nous prennent-ils pour des manchots… Enfin, le mieux est d’aller y voir. Me permettez-vous d’emprunter la Jeep ?
— Allez-y, Bob, et si ces ramollis vous cherchent querelle, dites-leur leurs quatre vérités, comme vous l’avez fait l’autre jour…
— N’ayez pas peur, répondit Morane. Un mot de travers, une seule tentative pour nous mettre un bâton dans les roues, et je joue le grand jeu de la sainte fureur, en ayant soin, bien sûr, de glisser le nom de Lamertin dans la conversation…
Cinq minutes plus tard, Morane roulait à tombeau ouvert sur la piste, ravinée par les dernières grandes pluies, menant à Bomba. Il avait glissé son revolver dans la ceinture de son pantalon, prêt à s’en servir à la moindre alerte. Mais il n’eut pas à en faire usage, et il parvint à Bomba sans encombre.
Il se rendit sans retard aux bureaux de la Compagnie, où il fut reçu par le directeur.
— J’ai reçu votre convocation, dit Morane, et malgré la situation présente, qui nécessite une surveillance de tous les instants, je suis venu aussitôt.
Le directeur le regarda longuement à travers ses lunettes aux verres cerclés d’or, puis il dit :
— C’est justement de cette situation que je voudrais vous entretenir. Certains bruits me sont parvenus… Mais asseyez-vous, je vous en prie…
Bob obéit et, sans attendre, enchaîna :
— Quels sont ces bruits dont vous parliez ?…
Une expression de gêne apparut sur les traits, jaunis par l’hépatisme, du directeur.
— Tout cela appartient peut-être à la plus pure des fantaisies, dit-il, mais il me faut cependant obtenir des précisions. Le bruit commence à se répandre dans la région que, au cas où la grande coulée de lave se précipiterait dans les eaux du lac, tout le gaz contenu dans ses profondeurs s’échapperait, mettant en danger la vie de tous les habitants de Bomba et des environs. À votre avis, cette rumeur possède-t-elle quelque fondement ?
*
* *
Le téléphone posé sur la table de Jan Packart sonna de façon impérative. Le savant décrocha le combiné et interrogea :
— Qu’est-ce que c’est ?
— La Résidence désire parler au professeur Packart ou à monsieur Robert Morane, fit la voix neutre du standardiste.
« La Résidence, songea Packart. C’est bien la première fois qu’elle me sonne directement !… »
— Ici, Packart, fit-il. Monsieur Morane est absent…
— Ne quittez pas…
Il y eut un bruit de friture, puis une voix d’homme, une voix assurée, demanda :
— Professeur Packart ?
— C’est moi, fit le savant…
— Ici Bernard Holleman…
— Je vous écoute, monsieur l’Administrateur.
À l’autre bout du fil, la voix de Holleman, la voix de cet homme qui avait l’habitude de commander, se fit hésitante.
— Je fais peut-être un pas de clerc en vous téléphonant, Professeur, surtout qu’il doit sans doute s’agir là d’un faux bruit lancé par quelque mauvais plaisant… Est-ce vrai que si la coulée de lave atteignait le fond du lac, des gaz mortels pourraient se dégager en quantité suffisante pour tuer tout être vivant dans la contrée ? Depuis ce matin, mes services sont assaillis de questions à ce sujet. Que faut-il répondre ? Confirmer, ou nier ?…
*
* *
Les mâchoires serrées, Morane conduisait la Jeep d’une main dure, comme on mène un cheval rétif. Chaque cahot menaçait de précipiter le véhicule dans le fossé, mais Bob ne s’en souciait guère. Une colère froide l’habitait, et il n’avait qu’une hâte : rejoindre Packart et lui rendre compte de son entrevue avec le président.
Rapidement, la nuit tombait, par nappes successives. Là-bas, sur le fond sombre de la montagne, la coulée de lave se détachait maintenant en rouge sombre. Elle s’était séparée en trois embranchements d’égale longueur, formant ainsi une sorte de gigantesque griffe de feu menaçant de son étreinte toute la rive est du lac M’Bangi. De la route, Bob pouvait suivre la progression lente des laves, marquée par de brusques et sporadiques embrasements.
Les chantiers étaient en vue. À l’entrée de ceux-ci, une sentinelle indigène, arme au poing, fit signe à Bob de ralentir. Ce dernier obéit, mais il fut aussitôt reconnu et la lourde barrière s’ouvrit devant la Jeep. Celle-ci fonça, traversa l’aire, balayée par les projecteurs, de la grande cour centrale, amorça un virage sur deux roues et s’arrêta net, dans un grand grincement de freins, devant la porte de la baraque en planches habitée par Packart.
Morane sauta à terre et entra sans prendre même le temps de frapper.
Packart était assis à sa table et travaillait. Il tourna vers Bob un visage grave.
— Ça va mal, mon vieux, fit-il sans préambule.
— Et comment ! dit Morane à son tour. Savez-vous pourquoi le président m’a convoqué ? Pour m’interroger sur les dangers d’un dégagement massif de gaz au cas où la lave atteindrait le fond du lac…
— Cela ne m’étonne guère. L’Administrateur du territoire m’a téléphoné voilà une heure, et il m’a posé les mêmes questions…
— Et que lui avez-vous réponde ?
— Sans doute ce que vous avez répondu de votre côté au président : qu’il s’agissait de rumeurs absurdes, sans fondement réel, et qu’il n’y avait absolument rien à craindre.
Morane ricana.
— Bref, nous avons menti tous les deux.
— C’est ça. Nous avons menti. Un pieux mensonge, comme on dit…
L’énorme poing de Packart ébranla la table.
— Pourtant, ça ne servira à rien. À rien !… La rumeur va s’étendre à la vitesse d’un feu de brousse, et avant longtemps ce sera la panique. Et cela au moment où l’usine est presque montée…
— Il s’agit bien de l’usine, fit Bob. Dans quelques jours, si le volcan ne se calme pas, ce ne sera plus seulement la Compagnie qu’il faudra nous attacher à sauver, mais la ville de Bomba. Des milliers de vies humaines…
— Le volcan, s’arrêter ? cria Packart. Écoutez-le… Jamais il n’a rugi avec autant d’entrain…
Au loin, de sourds grondements, coupés parfois par de brèves explosions, se faisaient entendre. Pendant un moment, les deux hommes se turent. Morane marchait en rond autour de la pièce, comme un tigre pris au piège. Finalement, il se tourna vers Packart.
— Alors, quelqu’un a parlé, hein ?
— Oui, fit le savant avec une sorte de honte dans le regard, quelqu’un a parlé…
— Nous ne devrons pas chercher très loin, remarqua Morane. Seuls, Lamers, Kreitz, Bernier, Xaroff, vous et moi étions au courant…
— Oui, mais lequel de nous six est le coupable ? Voilà ce qu’il faudrait établir…
Morane haussa les épaules en signe d’impuissance.
— Je ne puis quand même pas, pour savoir, soumettre chacun de vous à la question. Il vous faudrait ensuite me torturer à mon tour.
— Vous êtes le seul à être hors du coup, dit Packart, et vous ne l’ignorez pas. Toute cette affaire a commencé bien avant votre venue, à une époque où vous ne connaissiez même pas l’existence de la C.M.C.A.
Morane ne releva pas la remarque du savant car, bien entendu, il savait ne pas être coupable, et il ne croyait guère non plus à la culpabilité de Packart. Restait donc Lamers, Kreitz, Bernier et Xaroff. Un de ces quatre hommes devait forcément avoir partie liée avec les adversaires de la Compagnie.
— Il est inutile de nous casser la tête, disait Packart. Le mal est fait, et nous ne pouvons revenir en arrière. À présent que nous connaissons la réalité du danger, il nous faut tout mettre en œuvre pour y parer, donc pour empêcher la lave d’atteindre le lac. Dans quelques jours, si l’éruption n’a pas pris fin, nous étudierons le trajet probable des coulées jusqu’au lac, et nous élèverons alors toute une série de barrages, fossés et murs sur leur chemin. Il faudrait interroger Kreitz à ce sujet. Il est volcanologue et a peut-être une autre solution à nous proposer…
— Je vais le voir immédiatement, déclara Bob. Je vais essayer de le tâter, pour voir s’il est de notre côté ou non. Ensuite, je l’amènerai ici et nous tiendrons conseil sur les mesures à prendre.
Morane sortit et, traversant les chantiers, alla frapper à la porte de la maisonnette où Kreitz dormait et travaillait. Personne ne lui répondit. Pourtant, sous la porte, il pouvait discerner un mince rai de lumière. Bob poussa le battant et entra. La pièce était vide mais, sur la table, une lampe orientale brûlait. Parmi des papiers épars, un livre couvert de toile. Bob se pencha et en lut le titre. C’était un ouvrage anglais, fort rare, sur la volcanologie. Par curiosité, Morane l’ouvrit. Des coupures de journaux s’en échappèrent, sur l’une d’elles, tombées à plat sur la table, la photo d’un aviateur en tenue de vol s’étalait en gros plan. Tout de suite, Morane reconnut ces yeux pâles et ces traits durs de Germain. C’était Kreitz. La légende disait d’ailleurs, en allemand : « Le Hauptmann Albert Kreitz, l’as de nos chasseurs sur le front de l’Est, vient d’être cité à l’Ordre de la Nation à l’occasion de ses vingt et unième et vingt-deuxième victoires aériennes homologuées. Attaqué par trois appareils ennemis du type Yak, il réussit à en abattre deux et à mettre le troisième en fuite. »
Morane sentit une subite chaleur lui embraser les joues. « Kreitz, murmura-t-il. C’était Kreitz… »
À ce moment, il entendit une voix connue dire, derrière lui :
— Hello, mon vieux ! Que puis-je pour vous ?
Un frisson passa dans le dos de Morane. Il se retourna lentement, s’attendant à recevoir une balle au creux des reins. Mais rien ne se produisit. Kreitz était devant lui les mains vides, sans braquer aucune arme dans sa direction. Tout de suite, à l’expression de Morane, le volcanologue comprit que quelque chose n’allait pas.
— Que se passe-t-il ? Vous en tirez une tête…
Bob ne répondit pas immédiatement.
— Tout va mal, dit-il finalement. Le bruit court en ville que le gaz contenu au fond du lac pourrait s’échapper en masse si la lave l’atteignait.
Une grimace plissa les lèvres fines du volcanologue, mais ses yeux pâles demeurèrent inexpressifs.
— L’un de nous a parlé, hein ?
— Oui, quelqu’un… Lamers, Bernier, Xaroff, Packart, vous ou moi… Michaël Lawrens est hors du coup. Comme il est ici simplement pour faire des routes et abattre des montagnes, nous n’avons pas jugé utile de le mettre au courant.
— Le traître est donc l’un de nous six, n’est-ce pas ?
— C’est ce que Packart et moi avons pensé, dit Morane. Cependant, comme le mal était fait, nous avons songé, avant tout, à prendre des mesures pour arrêter l’avance de la lave quand celle-ci parviendrait à proximité du lac. Nous aurions voulu avoir votre avis à ce sujet. Je suis venu ici. Vous étiez absent et, comme ce livre, posé sur votre bureau, m’intéressait, je l’ai ouvert. À l’intérieur, il y avait ceci…
D’un mouvement du menton, Morane désignait les coupures de presse demeurées sur la table. Kreitz s’approcha, y jeta un rapide coup d’œil et sourit.
— Le Flying Commander Robert Morane, de la Royal Air Force rencontrant, au pied d’un volcan africain en éruption, le Hauptmann Kreitz, de la Luftwaffe, en voilà une coïncidence, n’est-ce pas ? fit-il doucement. Cependant, ne regrettons rien. Nous aurions pu nous rencontrer jadis, dans des circonstances toutes différentes, et alors l’un de nous deux ne serait peut-être plus en vie en ce moment. Hier, nous aurions été ennemis. Aujourd’hui que la guerre est finie, nous pouvons être amis…
Les traits de Morane n’avaient pas changé d’expression. Ses regards demeuraient durs et inquisiteurs. Et, soudain, Kreitz comprit la pensée qui était venue à son interlocuteur. Il pâlit légèrement et serra les dents.
— Je sais ce que vous croyez maintenant, dit-il d’une voix sourde. Quand vous êtes venu ici, un avion muni de mitrailleuses vous a attaqué au-dessus de la chaîne volcanique, et maintenant vous découvrez que je suis un pilote de chasse. Alors, vous me soupçonnez de vous avoir attaqué et, tout naturellement, d’entretenir des rapports confidentiels avec les ennemis de la Compagnie. C’est bien cela, n’est ce pas ?
Bob eut un signe affirmatif.
— À peu près, fit-il.
Le visage du volcanologue, fermé jusqu’ici, s’éclaira soudain.
— Écoutez, commandant Morane, je n’ai pas l’intention de mettre votre sagacité en doute, mais je voudrais attirer votre attention sur le fait que, lors de l’attaque aérienne de l’autre jour, vous avez réussi à manœuvrer votre assaillant en employant certains trucs qui, pour nous, pilotes de chasse, sont l’enfance même de l’art. Croyez-vous que, si j’avais été cet assaillant, étant armé et vous ne l’étant pas, vous vous en seriez tiré aussi aisément ?
Cette remarque frappa Morane en plein, comme un coup de poing. Aussitôt, toute sa méfiance s’enfuit. En même temps, il se sentit heureux de ne plus avoir à soupçonner Kreitz d’une façon plus précise que les autres membres de l’équipe scientifique et se détendit.
— Vous avez raison, fit-il. Si vous aviez piloté l’avion assaillant, vous m’auriez sans doute descendu en flammes.
Une joie contenue envahit les traits tendus de l’Allemand.
— Je suis heureux de cette constatation, dit-il. Croyez-moi, commandant Morane, la guerre est finie et je ne tiens plus qu’à vivre en paix en faisant mon métier de volcanologue. La science nous permet de livrer chaque jour la plus grisante des batailles…
Il y avait un tel accent de sincérité dans les paroles de Kreitz que Morane se sentit conquis. Il tendit la main à cet homme qui, jadis, en plein ciel de combat, aurait peut-être pu devenir son ennemi.
— Veuillez pardonner mes doutes à votre égard, dit-il. Je suis heureux que vous ne soyez pas le traître que nous cherchons…
Le volcanologue serra la main qui lui était tendue.
— Oublions cela, fit-il, et allons rejoindre Packart. Il doit nous attendre…
Ce fut cette nuit-là que la violence de l’éruption redoubla et que la pluie de cendres commença à tomber sur la région, recouvrant tout de son grésil noirâtre.